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Le conflit libyen
17 décembre 2020

Libye : une résolution impossible ?

Libye : une résolution impossible ?

 

 

Lorsqu'on évoque le cas de la Libye et de la résolution de ce conflit, une des caractéristiques marquantes est le fait que la sortie de crise n'a aucunement été planifiée avant le soulèvement populaire et l'intervention de l'OTAN en 2011, ni par les acteurs étrangers, ni par les révolutionnaires eux-mêmes. Peu de plans concrets ont été élaborés, et un but unique est rapidement apparu : faire tomber le dictateur pour les révolutionnaires, faire cesser les violences contre les civils pour l'OTAN, au besoin en provoquant la chute du régime. Dans l'emballement général, la question de l’après conflit n'a été que peu évoquée. Pourtant le chaos consécutif à l'intervention était pour certains observateurs prévisible en s'appuyant sur l'exemple d'autres pays ayant connu une situation similaire (1). Cependant les acteurs dans leur ensemble, dévorés par la fièvre guerrière, ont manqué d'anticipation, alors même que l'Union Africaine, une organisation jugée impuissante par beaucoup, avait envisagé dès le début l’après Kadhafi, en établissant notamment une feuille de route aboutissant à l’établissement d'une démocratie en passant par un retrait consenti du dictateur. Selon l'Union, l'intervention de l'OTAN relevait donc de l’ingérence et outrepassait les règles des organisations internationales, notamment de l’Assemblée Générale de l'ONU et de l'Union Africaine elle-même. Les tentatives de négociation de l'Union Africaine, seule organisation internationale à tenter cette approche, ont été déjouées, et la logique de « paix préventive » a été éclipsée au profit de celle de « guerre humanitaire », un principe admis depuis le sommet de l'ONU en 2005 et très critiqué par le courant des « critical scholars » (2). Pour certains il s'agit en effet d'une dissimulation de politiques de puissance classiques.

Ainsi au début du conflit, les images de l’écrivain Bernard-Henri Levy se posant en tant que sauveur d'un peuple opprimé fleurissent dans les médias et couvrent des réalités bien plus complexes (3). Au fur et à mesure du conflit, les révélations sur les liens entre le CNT (Conseil National de Transition), organe transitoire pleinement soutenu par l’écrivain dès sa création, et diverses mouvances islamistes ainsi qu'avec le Qatar embarrassent ceux qui dépeignent à tort les révolutionnaires comme de fières patriotes épris de démocratie. On observe ainsi une déconnexion entre la vision occidentale du peuple libyen et de ses aspirations et la réalité des faits, une déformation d'image qui ne permet pas d'envisager l’après-guerre de manière réaliste. Ainsi les élections législatives de juillet 2012, envisagées par certains comme un modèle de démocratie laïque, voient s'affronter entre autres trois mouvances islamistes, dont Justice et Construction des Frères musulmans libyens, et Al-Watan, des mouvances politiques et religieuses conservatrices précédemment opprimées par le régime kadhafiste. Toutefois celles-ci sont globalement mises en échec, et elles n'obtiennent que peu de sièges au parlement. Des attentats sont perpétrés en représailles, notamment contre la mosquée de Sahaba, et le pays s'enfonce dans l’instabilité.

 

 

Le difficile consensus autour d'un projet politique commun

 

 

Au-delà de la volonté d’établir une démocratie, un objectif soutenu par la communauté internationale ainsi que par une partie de la population, en témoigne une participation relativement importante aux élections de 2012, certaines difficultés majeures entravent le processus, et le projet démocratique même ne semble pas rassembler toutes les voix du peuple libyen. D'une part la culture démocratique libyenne apparaît comme étant fragile, ayant été longtemps victime des assauts de l'ancien régime. Il apparaît nécessaire de rappeler que sous le régime dictatorial du colonel Kadhafi, une « bedouinisation » du pouvoir (5), autrement dit une fragmentation consistant en l’éparpillement du pouvoir, confié pour partie à des chefs locaux (clans, tribus), est sciemment mise en place, et les institutions politiques démocratiques sont progressivement abolies. Cette casse de la culture démocratique aboutit à l'abolition complète des partis politiques, après une première phase de parti unique, ainsi qu'au démantèlement du parlement. On assiste dans ce contexte à la radicalisation de divers mouvements, dont certains religieux, suite à une répression très sévère (Front de Salut National Libyen, Groupe Islamique Combattant en Libye), des organisations qui entament une lutte armée contre le pouvoir, organisent des attentats terroristes, et tentent à plusieurs reprises d'assassiner le Guide de la révolution (de 1969).

D'autre part, la loi de bannissement politique décidée après le conflit de 2011 fragilise grandement les institutions naissantes en les privant d'un capital humain doté de réelles compétences en matière de gouvernance. Ainsi, comme évoqué précédemment, certains votes penchent vers des partis associés aux Frères musulmans, ennemis traditionnels de l'ancien régime et, de fait, exclus depuis toujours des fonctions gouvernantes, tandis que d'anciens cadres du régime kadhafiste ayant pourtant fait défection se voient exclus. En réaction, une forte opposition concernant cette loi d'exclusion, qui naturellement bénéficie du soutien des anciens ennemis de M. Kadhafi, dont les mouvances djihadistes, naît (6). La montée en puissance du général Khalifa Haftar depuis 2014, soutenu et secondé par d'anciens cadres de l’armée kadhafiste et originellement tourné vers la lutte contre les mouvances islamistes et djihadistes (opération Dignité), entre dans ce cadre.

La fragmentation politique en Libye et la question cruciale de la place de l'Islam en politique apparaît clairement suite aux résultats des élections de 2014. Ces élections voient la dissolution de l’assemblée du Congrès Général National (CGN) élue en 2012 et l’élection d'une nouvelle assemblée, la Chambre des Représentants (CdR), une assemblée rapidement déplacée à Tobrouk en raison des troubles de l'ordre secouant la capitale de Tripoli. Certains anciens représentants contestent cependant leur non-réélection, et ainsi se forme une deuxième assemblée à Tripoli en guise de protestation ainsi qu'un gouvernement de Salut national, dissident et non reconnu par la communauté internationale dans son ensemble, présidé par Khalifa al-Ghowel. Dans le même temps se forme la coalition de l'Aube de Libye (Fajr Libya), un ensemble de groupes armés à tendance islamiste soutenant les dissidents de Tripoli et s’agrégeant principalement autour de Misrata, un foyer révolutionnaire majeur de l'Ouest du pays qui s'oppose farouchement depuis les événements de 2011 à un retour au pouvoir d'anciens kadhafistes. Ainsi depuis 2014 la Libye a deux assemblées et deux gouvernements et on assiste à une polarisation, outil de cohésion interne par excellence face à un ennemi commun, autour de deux projets politiques bien distincts. Un discours extrême naît ainsi des deux parties (7) : le gouvernement de Tobrouk, soutenu par K. Haftar, lutte contre des dissidents islamistes, amalgamant tous les mouvements, même modérés, tandis que Tripoli et Misrata luttent contre le retour d'anciens kadhafistes au pouvoir en s'appuyant sur leur légitimité révolutionnaire.

Cette polarisation extrême rend donc difficile le travail de médiation de l'ONU et de son représentant Bernardino León, en charge des négociations entre août 2014 et novembre 2015. Il convient toutefois de souligner le fait que la situation d'impasse dans laquelle se trouve la Libye à l’époque n'est pas uniquement due à la division des factions, mais que certains acteurs internationaux ont également leur part de responsabilité. Lorsque l’Égypte intervient à Derna en février 2015 pour frapper des positions de l'Organisation de l’État Islamique (OEI), une intervention de représailles menée suite à la diffusion d'une vidéo montrant la décapitation de 21 chrétiens coptes égyptiens, celle-ci donne l'illusion d'une possible résolution par la voie des armes (8).

La source de la division se révèle être la révolution de 2011 elle-même, dont les gouvernements post-Kadhafi n'ont pas compris l'ampleur, à savoir qu'il s'agissait d'une véritable guerre civile et que la population était profondément divisée sur l'avenir politique du pays (7). Ainsi certains observateurs déplorent l'insuffisance de processus de state-building suite aux troubles, ainsi que l'absence d'un réel processus de réconciliation. Suite à l'intervention de l'OTAN, dont l'importance a été minimisée par les Libyens, la Libye juge en effet qu'elle peut gérer elle-même l’après crise, et notamment le processus de Désarmement, Démobilisation et Réintégration (DDR). Les suites du conflit démontrent qu'il s'agissait en fait d'une illusion, matérialisée notamment par l'erreur de confier la charge de la sécurisation du territoire, une fonction régalienne réservée à l’État en temps normal, aux milices révolutionnaires, sources de désordre. Celles-ci se révèlent en effet être indisciplinées et principalement intéressées par le profit. Dans ce contexte, l'appel de Bernardino León à un cessez-le-feu ainsi qu'à l'envoi d'une force de maintien de la paix est restée lettre morte.

La montée en puissance du général Haftar, qui semblait un temps avoir le dessus sur ses adversaires, semble signifier un retour à un régime militaire. Comme son prédécesseur, celui-ci s'oppose aux mouvements islamistes, ce qui explique en partie le soutien de certaines puissances comme la France et les Émirats Arabes Unis. Cependant la population se révèle être divisée sur le retour ou non d'une junte militaire au pouvoir. Les deux camps ne démordant pas, K. Haftar essuie un échec cuisant dans sa tentative de conquête de Tripoli en 2020 (9), et la communauté internationale appelle à nouveau à un cessez-le-feu. Au-delà des considérations religieuses, il semble désormais nécessaire d'envisager le conflit sous un angle politique (10). En effet, le but des offensives du général Haftar sur Tripoli depuis 2014 va bien au-delà de la lutte contre des factions religieuses. Il s'agissait en réalité en 2014 de se débarrasser du Congrès Général National (CGN), qui refusait l'issue des élections de juin qui, comme dit précédemment, avaient porté au pouvoir le nouveau parlement de Tobrouk, la Chambre des Représentants (CdR). Après une brève interruption du conflit début 2015, liée à l'engagement de pourparlers de paix, les combats reprennent, et l'on peut s’apercevoir que ceux-ci ciblent souvent les infrastructures pétrolières (Ras Lanouf et Sidra fin 2014). Les enjeux politico-économiques apparaissent ici clairement, et ceux-ci sont également présents dans le sud concernant l'exploitation des ressources et les divers trafics. Plus que d'obscures raisons ethniques ou religieuses, ce sont surtout ces enjeux politico-économiques qui expliquent les conflits entre clans et tribus et le désordre régnant dans la zone Sud (Fezzan), d'ailleurs déjà instable sous le régime Kadhafi. Le rétablissement de l'ordre dans cette zone, ainsi que tout au long de la frontière avec la Tunisie, apparaît nécessaire au maintien d'un pouvoir central. Certains observateurs ont d'ailleurs évoqué un risque de « somalisation », avec une possibilité que le gouvernement ne parvienne à contrôler dans les faits que sa capitale.

On constate donc que le paysage politique libyen est actuellement marqué par un mélange entre idéologie et politique, avec des mouvements islamistes qui ont des buts essentiellement politiques, et des mouvements qui sortent du champ comme l'OEI ou Ansar Al-Sharia. Il apparaît également que l'enjeu du pétrole est fondamental pour les acteurs intérieurs, qui cherchent par ce biais à financer leurs entreprises, notamment politiques, comme extérieurs, en particulier la Turquie qui cherche à assurer son approvisionnement. La volonté du peuple libyen d'organiser la redistribution des richesses issues de cette manne pétrolière est également rapidement apparue.

 

Une société fragmentée

 

Afin d'envisager la résolution du conflit libyen, il semble nécessaire de comprendre la fragmentation qui caractérise le pays depuis bien avant la révolution de 2011 (6). Il faut en effet souligner le caractère très segmentaire de la société libyenne traditionnelle, qui jouit de manière très inégale de la rente pétrolière, et qui subit d'une manière plus ou moins intense l'influence des groupements religieux. Le système tribal est une spécificité libyenne, et cette fragmentation a beaucoup été alimentée par le régime Kadhafi (voir le Livre Vert), le dirigeant étant lui-même issu de l'influente tribu des Qadhadhfa de Syrte. Ce système tribal trouve son ancrage dans la tradition berbère, peuples par la suite arabisés en bonne partie lors des conquêtes arabes. Les tribus reconnaissent pour beaucoup l'arbitrage des confréries religieuses, la Senoussiya notamment, l'Islam traditionnel libyen étant en concurrence avec les nouveaux mouvements salafistes wahhabites. Les tribus ont longtemps bénéficié d'une redistribution clientéliste de la rente pétrolière, et on assiste à un renforcement de la fragmentation du tissu social même suite à la chute des structures d’État, dont la police et l’armée. En effet, le territoire est, suite au conflit, dirigé majoritairement par des chefs locaux disposant de capacités militaires autonomes, souvent en opposition aux messages du Conseil National de Transition (CNT) sur l'union nationale (4).

libye-petrole

 

A l’échelle nationale, on constate que la Libye n'a jamais été un pays vraiment unifié, avec une forte tradition de cloisonnement et d'opposition entre les trois grandes provinces : le Fezzan au Sud, la Tripolitaine à l'Ouest et la Cyrénaïque à l'Est. Ces provinces ne disposent pas des mêmes alliances extérieures, la Cyrénaïque étant par exemple très proche de l’Égypte. On note également le ressenti historique de certaines régions, surtout la Cyrénaïque, durement malmenée par le régime Kadhafi. Cette dernière a d'ailleurs, depuis la révolution, exprimé le vœux de prendre son indépendance. Dans les faits cette revendication, mise en lien avec la répartition des ressources pétrolières, peut tout à fait mener à une scission effective entre Tripolitaine et Cyrénaïque, une autonomie économique de chacune étant possible. Le Fezzan ne peut quant à lui prétendre à une telle autonomie.

Un autre sujet qui divise profondément la société libyenne est celui du devenir des anciens loyalistes ayant servi le régime kadhafiste ainsi que des révolutionnaires, devenus pour certains très indisciplinés. On note ainsi dès 2012 des affrontements entre tribus, anciens loyalistes et révolutionnaires (thouwar) (4), ces derniers réclamant les honneurs en s'appuyant sur un culte des martyrs, avec toutes les difficultés imaginables pour faire la différence entre les révolutionnaires de la première heure et ceux entrés tardivement en rébellion, soit par crainte d’être persécutés par le régime, soit parce qu'ils le soutenaient réellement.

Ainsi l'appel au pardon et à la réconciliation lancé par N. Sarkozy lors de sa visite en septembre 2011, une déclaration qui vise surtout à mettre en avant le succès de l'intervention de l'OTAN, propose un vocabulaire très binaire qui oublie la diversité et la complexité des acteurs ainsi que la complexité des faits eux-mêmes, réduisant le conflit à un simple « démocratie contre dictature » (11). On constate rapidement dans les faits une impossibilité de rétablir un État fort et unifié, et un retour aux identités plurielles, plus rassurantes pour nombre de Libyens, comprenant les appartenances tribales et ethniques. L'opposition entre bédouins et citadins, l'opposition entre le centre et les périphéries, les dissensions, d'une part entre rebelles, et d'autre part avec des loyalistes toujours convaincus, amènent à la perte de l’idée d’identité nationale mise en avant par le régime Kadhafi. Avec l'absence d'une armée et d'une police contrôlées par l’État, celui-ci ne détient plus le monopole de la violence, et l'emploi de milices par les différents acteurs encore en mesure des les contrôler est donc contraint puisqu'il s'agit là des seules forces armées disponibles.

Cette destruction progressive du tissu social amène naturellement à la question de la partition, rapidement évoquée après les événements de 2011 mais, paradoxalement, non souhaitée par la majorité des Libyens. De même la solution d'une intervention étrangère est évoquée en 2015, mais celle-ci rencontre un rejet encore plus massif de la part de la population libyenne, hantée par le souvenir de 2011.

 

Des facteurs aggravants

 

En plus d'une lutte politique acharnée et incertaine et de la fragmentation caractéristique de la société libyenne, d'autres facteurs sont venus depuis 2011 aggraver la situation du pays. Il s'agit notamment de la libre circulation d'importants stocks d'armes (20 millions selon l'AFP), de la forte utilisation des milices et, plus récemment, de mercenaires, ainsi que de l'implantation de groupements terroristes islamistes suite aux troubles de 2011. D'une manière générale, la longueur du conflit est également un facteur aggravant car elle entraîne une banalisation de la guerre, et on constate même une certaine désinvolture de la part de certains combattants. On peut ici affirmer que le monopole des armes entrave le processus de reconstruction politique (4).

Comme évoqué précédemment, la question de la religion et de sa place en politique entraîne une situation très instable en 2012, et certains chefs influents font le choix de s'appuyer sur les milices afin d'asseoir leur domination (12). Cependant on observe une déconnexion entre les élites politiques et les réalités du terrain, et de nombreux miliciens deviennent rapidement hors de contrôle. Certains lancent des actions terroristes contre des cibles occidentales, et les milices salafistes étendent leur influence, surtout à Benghazi, tout en répondant officiellement aux ordres de l’État. C'est dans ce contexte qu'a lieu l'attaque du consulat américain de Benghazi le 11 septembre 2012 par des miliciens membres de la mouvance djihadiste Ansar Al-Charia, une attaque confuse ayant entraîné la mort de l'ambassadeur. De nombreuses milices directement issues du conflit de 2011 perdurent ainsi, se livrant au besoin à des trafics et activités mafieuses. On estime à 250 le nombre de ces milices à Misrata en 2012, ville martyre farouchement révolutionnaire, regroupant quelque 30.000 hommes. Le processus de DDR apparaît donc extrêmement long et complexe, et dans le contexte d'absence de forces de l'ordre, impossible à réaliser.

Un autre facteur très aggravant pour la Libye, plus récent quant à lui, est ce qu'on pourrait qualifier de « mercenarisation » du conflit, autrement dit le fait que celui-ci entraîne une utilisation croissante des mercenaires, notamment étrangers (13), certains auteurs ayant évoqué depuis le début des années 2000 la naissance d'une génération de « chiens de guerre » (14). Ces hommes font de la guerre leur métier (15), et l'on peut facilement imaginer la déconnexion de ceux-ci par rapport à l’état actuel du pays ainsi qu'à son devenir. Au-delà des questions légales, l'emploi de ce type de personnel soulève donc également des questions d'ordre moral. Des sociétés étrangères comme Secopex, une société privée française, sont soupçonnées d'avoir déployé des hommes dès 2011, même si le déploiement de personnels combattants privés est illégal, et un grand nombre de mercenaires d'Afrique sub-saharienne étaient déjà utilisés par le régime Kadhafi en raison de sa méfiance envers l’armée. Plus récemment des pilotes mercenaires employés par l'entreprise Reflex Responses, entreprise fondée par l'ex-dirigeant de Blackwater, ont été fournis à l’Armée Nationale Libyenne (ANL) sur demande des Émirats Arabes Unis. Les troupes du général Haftar ont également bénéficié du soutien de mercenaires soudanais, russes (compagnie Wagner) et syriens, signe du soutien du régime Al-Assad. De son côté le Gouvernement d'Accord National (GAN) recrute aussi des pilotes étrangers, n'ayant pas non plus le personnel qualifié pour piloter ses appareils. Celui-ci emploi également des drones turcs ainsi que des mercenaires syriens, employés par une compagnie turque (SADAT), et yéménites, également armés par la Turquie. L'ANL est également appuyée par des chasseurs russes non marqués ni munis d'identifiants, ce qui constitue une stratégie risquée pour K. Haftar, entraînant la méfiance de la population, mais s’avère nécessaire face à l’érosion de la motivation de ses troupes. La bataille se joue également dans les médias, par le biais d'internet et de la chaîne Al Jamahiriya notamment, avec une nouvelle fois l'emploi de spécialistes russes.

Récemment des soupçons de crimes de guerre commis par les troupes du général Haftar, dont des exécutions sommaires, ont été émis (16). Ces soupçons s’avèrent être embarrassants à la fois pour le leader de l'ANL mais également pour ses soutiens, et l'ouverture d'une enquête a été réclamée par Amnesty International. Ainsi l'intervention étrangère indirecte en Libye favorise visiblement l'emploi des armes et semble éloigner un peu plus les espoirs d'une résolution de conflit concertée (17). Le non-respect de l'embargo sur les armements décrété par l'ONU en février 2011 et toujours en vigueur depuis se révèle également être inefficace, avec des armements fournis par l'Arabie Saoudite (drones) et par la France, en secret, entre autres (18).

Comme évoqué précédemment, un autre problème extrêmement épineux qui vient s'ajouter au désordre libyen est la présence de groupes djihadistes virulents, notamment l'OEI et AQMI. En plus de leurs actions violentes qui représentent une menace pour la sécurité, la difficulté de déradicaliser, de juger et de réintégrer les miliciens djihadistes arrêtés, y compris étrangers, se révèle être considérable. Ceux-ci sont en effet détestés par une grande partie de la population pour certains, arrêtés et détenus à tort pour d'autres. Ainsi une part grandissante de la population ressent la nécessité d'un retour à l’État de droit. L’instabilité dans laquelle se trouve le pays risque de plus de profiter aux groupements islamistes (19), qui profitent des troubles pour organiser le recrutement de nouveaux membres, facilité dans un contexte de crise lorsqu'il s'adresse à des personnes en difficulté (6). Ainsi on estime qu'en 2016, entre 6000 et 7000 combattants de l'OEI, dont 1500 tunisiens, et la plupart étant non libyens, opèrent en Libye (20). Il s'agit d'un nouveau « hub terroriste » selon le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian. L'installation de Daech en Libye est liée au vide physique et politique laissé par le conflit. Physique car le groupement occupe des zones détruites par les bombardements otaniens, dont Syrte, et politique car seul le général Haftar se prononce en faveur d'un combat direct contre l'islamisme (6). Il faut cependant souligner le fait que l'organisation rencontre des difficultés à s'implanter dans une société certes fragmentée, mais disposant d'une organisation sociale solide. De plus, contrairement à l'Irak, il n'existe pas d'opposition sunnites-chiites en Libye, et on note également des réticences des ethnies non arabes face aux cadres de l'OEI d'origine arabe. Il n'en reste pas moins que des risques supplémentaires liés au contexte instable peuvent augmenter la capacité de nuisance de l'OEI. Celle-ci peut en effet bénéficier des nombreuses armes en circulation, provenant soit de l'ancien régime soit des envois aux rebelles, ainsi qu'exploiter les possibilités offertes par les différents trafics, dont celui d’êtres humains. De plus apparaît rapidement un risque de contagion aux régions proches, notamment la jonction avec le Sahel où opère Boko Haram, la Tunisie et l’Algérie.

On observe d'ailleurs les conséquences directes du conflit libyen sur le Mali voisin, avec une offensive en 2012 d'anciens miliciens touaregs du régime kadhafiste, une attaque ayant entraîné le lancement de l’opération Serval. Les trafics transfrontaliers se développent, et on assiste à une montée de la violence tribale dans toute la zone et des mouvements libres permis par l'absence de contrôle des frontières (6). Les effets de cette instabilité, pourtant lointaine, sont ressentis jusqu'en Europe, qui réagit par une crispation de sa politique, un climat de peur s'installant progressivement. La question du couloir migratoire apparaît dans ce contexte centrale, et la nécessité de rétablir l'ordre est établie en tant que priorité par l'Europe. Car outre la menace terroriste, le chaos bénéficie aux réseaux de trafics en tous genres, dont d’êtres humains, avec un fort développement des pratiques de rançonnage et de racket, notamment pour sortir de prison. On voit ainsi naître dans la zone une véritable « industrie » du trafic d’êtres humains, les gros bonnets n’étant jamais inquiétés (21). Selon les estimations d'Interpol, ce trafic peut représenter, en fonction des années, des bénéfices de plusieurs milliards d'euros, et l'on comprend ici que certains acteurs s’accommodent très bien du chaos libyen, voire souhaitent le voir perdurer (22)(23).

 

 

La communauté internationale, acteur indispensable du processus de paix ?

 

Comme vu précédemment, le conflit libyen se révèle être un enjeu géopolitique majeur, mais il ne parvient toutefois pas à générer un consensus international. Actuellement et au vu des événements récents, on remarque une très forte influence de deux puissances, la Russie et la Turquie, qui soutiennent chacun un des deux camps, le Gouvernement d'Accord National pour la Turquie, l’Armée Nationale Libyenne pour la Russie (24). L'avenir de la Libye semble pour certains observateurs se jouer hors de ses frontières. Cependant de nombreux acteurs internationaux affichent une position fluctuante et ambiguë concernant la possibilité, ou non, d'une nouvelle intervention armée (25). Le Maroc et l’Algérie étaient, en 2015, en faveur d'une solution diplomatique, l’Égypte, qui est intervenue depuis, se montrait hésitante, la France ne l'envisageait pas (encore), tandis que le Niger souhaitait voir cette intervention. La situation évolue en 2016 avec un début d'accord entre les deux parlements en vue d’établir un front commun pour lutter contre l'OEI et la nomination d'un nouveau gouvernement à Tripoli dirigé par Fayez Sarraj, le but étant d'ouvrir la voie à une intervention étrangère (26). Cette intervention appelle à une nécessité de s'assurer du soutien de toutes les parties libyennes selon l'International Crisis Group (Statement on a political deal for Libya, 12 décembre 2015). La résolution 2259 du Conseil de Sécurité, votée le 23 décembre 2015, exhorte les États à venir en aide aux autorités libyennes dans la lutte contre l'OEI, mais l'approbation d'une intervention véritable nécessite d'avoir une autorité libyenne reconnue, qui doit demander elle-même l'appui de la communauté internationale. Une nouvelle fois, le plan fonctionne sur le papier, mais pas dans les faits. En effet, le parlement de Tobrouk n'est pas unanime, avec seulement 75 députés sur 188 présents pour la signature de l'accord, le général Haftar accepte le principe mais poursuit la lutte armée avec la même hostilité envers les autorités de Tripoli, seuls 26 députés sur 136 du parlement de Tripoli sont présents pour la signature, et plusieurs milices puissantes s'opposent au gouvernement reconnu. De plus, le projet rencontre l’hostilité de la population face à l’idée d'intervention étrangère, qui présente en outre le risque de servir l'OEI en alimentant sa propagande et en lui fournissant de nouveaux combattants. L'accord est donc abandonné.

Pourtant la méthode dite des « petits pas » mise en place depuis 2014 pour renouer le dialogue entre factions sous l’égide de l'ONU et de son représentant spécial, Bernardino León, a semblé un temps pouvoir fonctionner (27). Les médiateurs avaient pris soin d'inclure d'autres représentants locaux, et pas uniquement les leaders des deux factions antagonistes, et les discussions avaient abouti à la signature des accords de Skhirat au Maroc le 11 juillet 2015. Ces accords prévoyaient la nomination d'un nouveau gouvernement, la reconnaissance de la légitimité du parlement de Tobrouk, qui devait toutefois revenir à Tripoli, ainsi que la création d'un conseil d’État. Les pourparlers avaient également permis d'aborder de vastes chantiers comme le rétablissement d'institutions nationales, l'organisation du processus de DDR, la reprise en main du contrôle du territoire et l’arrêt du flux migratoire, la lutte contre les trafics et les djihadistes, ainsi que la définition de la place des communautés ethniques, surtout des Toubous et des Touaregs. Cependant le CGN finit par revenir sur les accords, puis le parlement de Tobrouk, et finalement suite à l'annonce de la nomination du nouveau gouvernement, le rejet est unanime. Une fragmentation extrême apparaît entre le mouvement Aube de la Libye en Tripolitaine, mouvance à tendance islamiste divisée concernant la proposition de gouvernement d'union, et la faction emmenée par le général Haftar. Des rivalités éclatent également entre municipalités, notamment entre Misrata et Tripoli, afin d’établir leur hégémonie régionale, et l'attitude désinvolte de certains dirigeants, qui multiplient les voyages inutiles à l’étranger et profitent d'un train de vie élevé, pousse la population à se tourner vers une gestion locale des affaires plutôt que nationale. Certaines figures influentes comme Ibrahim Joudran, commandant de la garde de Syrte en charge de la protection des infrastructures pétrolières, se déclarent favorables à l'accord mais dans le même temps hostiles au camp du général Haftar, qui représente pour eux la relève du colonel Kadhafi. Enfin le scandale du « Leongate », qui met en avant les liens entre Bernardino León et les Émirats Arabes Unis, sème le doute sur son impartialité et provoque la perte de confiance des acteurs libyens envers la communauté internationale.

Depuis, les ingérences étrangères, quoique présentant des lignes politiques cohérentes, révèlent des buts opposés qui n'aident aucunement à sortir du conflit, et pis encore contribuent souvent à la radicalisation des factions (10). Ces interventions ne s'attachent pas tant à régler les problèmes de fond qu'à proposer des solutions militaires stériles, dont des attaques ciblées de positions djihadistes. Il apparaît dans ce contexte la nécessité pour l'Europe de prendre ses responsabilités et de jouer son rôle de peacebuilder, sans pour autant avoir recours à des mesures militaires et sécuritaires. La recréation d'un État unifié, voulue par la communauté internationale, semble impossible, au moins sur le moyen terme, et pourtant celle-ci refuse d'envisager une autre stratégie, à savoir la solution d'une partition et de l’établissement d'une fédération de deux États (6). De même on constate que la communauté internationale refuse de considérer les dirigeants informels, particulièrement les chefs de tribu, comme des partenaires de dialogue, tandis que les autorités reconnues ne sont pas réellement légitimes aux yeux de tous. Enfin on relève également un refus d'envisager un embargo sur le pétrole pour forcer le dialogue, ce qui traduit une nouvelle fois l'absence de front commun.

 

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Notes et références

 

(1) Jean Ping, « Fallait-il tuer Kadhafi ? », Le Monde Diplomatique, août 2014, p. 8

(2) Vincent Chetail, « La réforme de l'ONU depuis le sommet mondial de 2005 : bilan et perspectives », Relations internationales 2006/4 (n° 128), p. 79 à 92

(3) Lorenzo Declich, « La Libye comme BHL ne pouvait s'y attendre », Outre-Terre 2012/3-4 (n° 33-34), p. 471 à 477

(4) Patrick Haimzadeh, « Scrutin libyen sur fond de chaos », Le Monde Diplomatique, juillet 2012, p. 11

(5) « Qui fait parti trahit » : la lente émergence d'une Libye politique après la révolution », entretien de Seif Eddine Trabelsi, Confluences Méditerranée 2016/3 (N° 98), p. 135 à 143

(6) Jean-Yves Moisseron et Rafaa Tabib, « Daech dans la Libye fragmentée », Hérodote 2016/1-2 (N° 160-161), p. 389 à 410

(7) Karim Mezran et Katharina Pruegel, « Une dernière chance pour la Libye », traduit de l’anglais par Nathanaël Herzog, Outre-Terre 2015/3 (N° 44), p. 119 à 127

(8) « Libye : l'Égypte et l'organisation État islamique en guerre », France Inter, 16 février 2015

(9) « Khalifa Haftar en Libye : une offensive pour rien », Le Monde Diplomatique, septembre 2020

(10) Barah Mikaïl, « Les défis de la Libye », Confluences Méditerranée 2015/3 (N° 94), p. 29 à 41

(11) Patrick Haimzadeh, « En Libye, ce n'est pas le chaos, c'est la guerre », Le Monde Diplomatique, avril 2015, p. 12-13

(12) Patrick Haimzadeh, « La Libye aux mains des milices », Le Monde Diplomatique, octobre 2012, p.20

(13) Akram Kharief, « Un afflux historique de mercenaires », Le Monde Diplomatique, septembre 2020, p. 4-5

(14) Philippe Leymarie, « En Afrique, une nouvelle génération de « chiens de guerre », Le Monde Diplomatique, novembre 2004, p. 28-29

(15) Marielle Debos avec Milena Jakšić, « Les armes comme mode de vie », Contretemps, octobre 2014

(16) « UN chief expresses shock at discovery of mass graves in Libya », The Guardian, 13 juin 2020

(17) « Libya’s bloodshed will continue unless foreign powers stop backing Khalifa Haftar », The Guardian, 2 février 2020

(18) Nathalie Guibert et Frederic Bobin, « L’embarras de Paris après la découverte de missiles sur une base d’Haftar en Libye », Le Monde, 10 juillet 2019

(19) Marie-Anne Valfort, « Radicalisation de l'Islam et islamisation de la radicalité sont des phénomènes complémentaires », Le Monde, 1er juin 2018

(20) Philippe Leymarie, « En Libye, une nouvelle guerre qui ne dit pas son nom », Le Monde Diplomatique, 16 mars 2016, les blogs du « Diplo »

(21) Sabine Cessou, « Esclavage des migrants en Libye : des responsabilités collectives », Le Monde Diplomatique, 22 novembre 2017, les blogs du « Diplo »

(22) « Migrant Smuggling Networks », rapport conjoint d'Europol et Interpol, 2016

(23) « Migrant Smuggling 2019 », infographie d'Europol, 2019

(24) Jean-Michel Morel, « Libye, le terrain de jeu russo-turc », Le Monde Diplomatique, septembre 2020, p. 4-5

(25) Akram Belkaïd, « Négociation ou intervention, des voisins partagés », Le Monde Diplomatique, avril 2015, p. 12-13

(26) Patrick Haimzadeh, « Vers une nouvelle intervention en Libye ? », Le Monde Diplomatique, février 2016, p. 11

(27) Patrick Haimzadeh, « Les chemins escarpés de la restauration de l’unité libyenne », Orient XXI, 19 novembre 2015

 

Bibliographie

 

Mouammar El-Kadhafi, Le Livre Vert, 1975

Jean-Christophe Notin, La Vérité sur notre guerre en Libye, 2012, Fayard

Benoît Durieux (dir.), La guerre par ceux qui la font, 2016, éditions du Rocher

Patrick Haimzadeh, Au cœur de la Libye de Kadhafi, 2011, JC Lattes

André Martel, La Libye : 1835-1990 : essai de géopolitique historique, 2015, PUF

Jean-Marc Tanguy, Guerre aérienne en Libye, 2012, Histoire et Collections

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